Publié le 12/06/2016 - 11:46
Celui qui voyage sans rencontrer l’autre ne voyage pas, il se déplace.
Alexandra David-Néel
Il repense à cette citation qu’il trouve d’une grande beauté, porteuse d’un élan d’ouverture sur le monde. Seulement, elle lui fait voir le voyage qu’il est à préparer sous un tout autre angle et cela le rend légèrement amer. Il partira bientôt au Maroc, un pays où l’homosexualité est bannie : tout acte à caractère homosexuel est illégal, pouvant encourir une peine de prison allant de six mois à trois ans. Il se trouve qu’il est homosexuel et qu’il s’y rendra en couple. Il ne pourra donc pas se dévoiler pleinement si ce n’est qu’avec d’autres semblables. Du coup, il craint de ne pas pouvoir s’abandonner/s’ouvrir totalement à l’état voyageur, car, selon David-Néel, le voyage serait intimement lié à la rencontre de l’autre. C’est alors dans une démarche de réconciliation tant avec sa destination de voyage, l’autre et l’esprit voyageur qu’il décide d’amorcer une réflexion plus large sur la rencontre de l’autre en voyage. Pour ce faire, il croit qu’il se doit, afin de poser un regard nouveau sur l’expérience qu’il s’apprête à vivre, de prendre une distance par rapport à ses inquiétudes en observant d’abord de quelle manière le voyage, par sa nature même, contribue, chez le voyageur, à la création d’un esprit de communion. Il propose ensuite de se pencher sur ce qui pourrait problématiser la relation à autrui, mais aussi sur ce qui pourrait la favoriser. Enfin, il entend réfléchir aux moyens à sa disposition qui lui permettraient d’échapper à l’impossibilité de rencontrer l’autre et, par le fait même, de s’ouvrir à l’ailleurs.
Le voyage comme lieu de communion
Le voyage, en se situant entre le départ et le retour chez soi, rompt avec la quotidienneté. Cette mise en marge de la vie de tous les jours marque une période liminaire1. Cette période est associée aux rites de passage « qui accompagnent chaque changement de lieu, d’état, de position sociale et d’âge2 ». Ainsi, dans la liminarité, le voyageur « “flotte entre deux mondes” et il se trouve dans une position d’ambiguïté entre deux statuts3 ». C’est ce « “moment dans le temps et hors du temps”, dans et hors de la structure sociale séculière4 », qui rendrait possible, selon Turner, la communitas, c’est-à-dire « une communauté non structurée ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux5 ». Dans cette perspective, le voyage, en plus de permettre la rencontre de l’autre, participe à la création d’un esprit de communion. De plus, dans ce contexte, la rencontre de l’autre serait essentiellement vécue par le voyageur comme une expérience enrichissante, puisque, à l’image des rituels initiatiques, elle posséderait des capacités transformatrices.
Quoiqu’il aimerait adhérer à cette vision du voyage, plus précisément de la relation à autrui en voyage, il demeure perplexe. Il doute que l’esprit d’égalité propre à la communitas, même si le voyageur l’espère, soit réalisable en toute circonstance. En fait, il croit que le voyage, bien qu’il soit associé à une période liminaire, laquelle contribuerait à amoindrir, voire à effacer l’ensemble des traits distinctifs propre à l’identité de chaque voyageur, ne pourrait pas gommer la somme de toutes les différences individuelles et que, du coup, certains voyageurs pourraient se sentir liminaires au sein même de la liminarité. D’ailleurs, il a l’intuition que c’est ainsi qu’il se sentira au Maroc. C’est toutefois dans un esprit d’ouverture et d’égalité qu’il souhaite entreprendre ce voyage, et c’est pour cela qu’il propose de se pencher sur la typologie des relations à autrui établie par Tzvetan Todorov6 afin d’observer quels comportements et quelles attitudes pourraient compromettre l’esprit de communion entre les individus.
La typologie de la relation à autrui
Selon Todorov, la relation à autrui se décline sur trois axes, sur lesquels la problématique de l’altérité peut surgir. D’abord, sur le plan axiologique, le jugement de valeur brise l’esprit d’égalité entre les individus, car en jugeant, on considère l’autre comme étant inférieur à soi. Ensuite, sur le plan praxéologique, « l’action de rapprochement ou d’éloignement par rapport à l’autre7 » peut troubler l’esprit de communion. Si l’on s’identifie à l’autre au point de nier sa singularité ou si l’on tente d’assimiler l’autre à soi en lui imposant ses propres valeurs, la reconnaissance des différences de chacun est alors fortement problématisée. Finalement, sur le plan épistémique, la neutralité, ou l’indifférence, marque à l’évidence un désintérêt à l’égard d’autrui. Du coup, l’autre ne peut être traité comme un égal.
À la lumière de cette typologie, il peut désormais identifier ce qui pourrait faire obstacle à la rencontre de l’autre lors de son voyage. En ce qui a trait au plan axiologique, bien que ce soit dans un état de réceptivité et un esprit de tolérance qu’il se rendra au Maroc, il sait que l’autre, lui, s’il apprend quelle relation l’unit à son compagnon de voyage, le jugera. Puisque son orientation sexuelle va à l’encontre des mœurs, voire des lois du pays d’accueil, il se trouve donc, à son insu, dans une position d’infériorité par rapport à l’autre. Pour échapper à ce sentiment d’inégalité, il pourrait certes s’inventer un récit de vie, autrement dit se créer une identité autofictive qui, elle, lui permettrait d’établir plus facilement un rapport d’égalité. Ainsi, le recours à la création autofictive deviendrait en quelque sorte une échappatoire, une façon de réinvestir positivement un sentiment d’inadéquation. Cela lui permettrait de devenir en quelque sorte personnage le temps d’un voyage, donc d’être autre ailleurs. Or, bien que cette option présente des avantages non négligeables, il se demande s’il peut vraiment rencontrer l’autre s’il n’est pas totalement authentique? Cela ne reviendrait-il pas à embrasser en quelque manière les valeurs de l’autre et à s’identifier à lui au point de nier sa propre singularité? Quoiqu’il en soit, il pense que, de toute façon, le fait de s’inventer une identité, davantage par contrainte que par pur plaisir, lui occasionnerait des problèmes de conscience. Il en vient donc à écarter ce possible.
Cela dit, il pense que, pour rétablir un esprit d’égalité et de communion, il n’en revient qu’à lui, sur le plan praxéologique, de s’adapter au mode de vie des Marocains et de s’y conformer, ce qu’il fera sans hésiter. Or, il sait que, seule en apparence, il pourra se sentir égal à l’autre, car il est incapable, dans son for intérieur, de cautionner la pénalisation de l’homosexualité. Accepter cela, ce serait aller non seulement à l’encontre de ses valeurs, mais aussi porter atteinte à sa propre identité. Cela vient donc à regret conforter son intuition selon laquelle il se sentira liminaire dans la liminarité. Ce constat l’attriste, cependant il se dit qu’il est sans doute possible d’échapper à cette impossibilité de la rencontre de l’autre. C’est pourquoi il entend s’intéresser à ce qui pourrait la faciliter.
De la rencontre de l’autre au développement d’une relation à autrui
Tania Selena Jiménez explique que, une fois la rencontre établie, trois éléments sont essentiels dans la relation à autrui : l’empathie, le dialogue et le temps8. L’empathie est
une forme de distanciation de soi-même permettant la mise entre parenthèses des préjugés. L’empathie est de la sorte une disposition à se sentir semblable à l’autre dans le désir de se rapprocher et d’échanger et, en même temps, à se percevoir non identique et différent dans les modes d’expression de l’identité et dans l’identité même9.
Le dialogue, lui, établit un contrat de réciprocité qui permet le libre partage d’idées, de questionnements, mais aussi d’émotions entre deux personnes. Bien entendu, c’est le temps consacré à la rencontre, comme le fait remarquer à juste titre Jiménez, qui prédispose à l’empathie et qui appelle au dialogue, en plus de contribuer à tisser des liens.
Il en vient alors à se dire, à contrecœur, qu’il serait sans doute plus simple de rencontrer le même, autrement dit un autre liminaire, au Maroc, précisément parce que l’empathie et le dialogue iraient davantage de soi. Il croit qu’en compagnie d’un semblable, il ne se sentirait pas jugé et que, par conséquent, il pourrait parler plus librement, sans craindre de dévoiler, par mégarde, une facette de sa personnalité qu’il aurait préférablement dû taire. Force est d’admettre que les facteurs essentiels au bon développement d’une relation avec l’autre ne semblent pas réunis d’emblée : l’autre, en raison de sa culture qui renforce et entretient de solides préjugés à l’égard de l’homosexualité, ne pourrait pas lui démontrer de manière naturelle de l’empathie s’il en venait à connaître sa véritable identité. Du coup, il ne pourra ni discuter sans réserve ni nouer un dialogue le cœur léger. Il se résigne donc à accepter que les rencontres qu’il fera avec l’autre en voyage risquent de relever plutôt d’un caractère élémentaire que d’un caractère exceptionnel – voire initiatique/sacré –. Nonobstant cette déception, il demeure résolu à se réconcilier avec ce voyage. À cet égard, il entend réfléchir aux moyens dont il dispose pour parvenir, malgré tout, à vivre une expérience de voyage initiatique, qui lui « permet[traient] de renaître Autre et Ailleurs10 ».
S’ouvrir à l’ailleurs
« [L]e voyage », comme le rappelle Nicolas Bouvier, « n’[est] pas affaires de kilomètres mais d’état d’esprit11 ». Il n’en revient qu’au voyageur d’adopter un esprit d’ouverture; cependant celui-ci ne peut pas, pour autant, s’attendre à ce que l’autre l’accueille dans le même état d’esprit. Cela l’amène à proposer que l’horizon du voyage ne devrait pas se résumer à la rencontre de l’autre, car ce serait alors fonder beaucoup d’espoir sur des relations humaines. Il suggère plutôt que ce serait la somme des expériences vécues chez l’autre – humaines, visuelles, culturelles, gastronomiques, sensibles, etc. – qui participerait de l’esprit du voyage. Cela permettrait non seulement de revoir, mais aussi de rééquilibrer les attentes du voyageur par rapport à autrui, en plus de témoigner plus adéquatement de l’expérience – prise dans sa globalité – de l’ailleurs. Dans cette optique, ce serait, comme le soulève pertinemment Lucien Guirlinger, « le voyageur qui fait le voyage autant que le voyage qui fait le voyageur12 ».
Dans le même ordre d’idées, Franck Michel suggère que
le voyage est d’abord une rencontre avec l’autre, une découverte de l’ailleurs, une quête libertaire, une plongée dans l’inconnu où se déloge la part d’imprévu [...]. Le voyage exalte la curiosité plutôt que la médiocrité. Il est au bout de toutes les voies, de toutes les expériences, de tous les paysages13.
Afin de rendre compte d’une manière plus englobante de l’horizon du voyage, il estime que voyager, c’est plutôt aller à la rencontre de l’ailleurs. Qui plus est, Jean-Didier Urbain soulève que le mot
ailleurs, adverbe qui signifie “dans un autre lieu”, semble venir du vocable ancien ailleur, du XIe siècle, lui-même issu du latin alior, forme dérivée de alius, “autre”, qui a donné alienus et alter, formes qui toutes deux réfèrent également à “autre” et dont découlent respectivement les mots aliéné et altérité. Si [...] ailleurs dénote communément un espace extérieur au [s]ien, [...] ce mot, étymologiquement, renvoie d’abord à l’Autre, sous toutes ses formes, qu’il soit l’autrui, le monde ou le moi14.
Ainsi, le voyageur qui rencontre l’ailleurs rencontrerait du même coup l’autre. Du reste, Urbain note que « rencontrer l’ailleurs, c’est aussi, littéralement, un événement qui ouvre sur une expérience extatique – du grec ekstatikos, “qui est hors de soi”15 ». Cela démontre bien que le voyageur qui ne parviendrait pas à communier avec l’autre, donc à vivre une expérience à la fois singulière et enrichissante à son contact, pourrait tout de même vivre un voyage qui, à l’image des rites de passage, lui permettrait de « devenir autre16 ». Cette observation parvient non seulement à le soulager, mais aussi à le réconcilier avec son voyage à venir, car il sait désormais qu’il dispose de tous les outils nécessaires pour atteindre, lui aussi, l’état voyageur.
Bibliographie
AFFERGAN, Francis, Exotisme et altérité : essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1987.
BARRETT, Geneviève, « Une approche de l’empathie en situation de voyage : analyse d’un cas », mémoire de maîtrise en communication, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2002.
BOUVIER, Nicolas, « La clé des champs », dans Alain Borer et al., Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1992.
GUIRLINGER, Lucien, Voyages de philosophes et philosophies du voyage, Saint-Sébastien-sur-Loire, Pleins Feux, 1998.
JIMÉNEZ, Tania Selena, « La rencontre de l’autre en voyage », mémoire de maîtrise en communication, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2010.
MICHEL, Franck, Désirs d’Ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, préface de Jean-Didier Urbain, Paris, Armand Colin (Coll. Chemins de traverse), 2000.
TODOROV, Tzvetan, « Typologie des relations à autrui », dans La conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Éditions du Seuil (Coll. Points/Essais), 1982, p. 233-253.
TURNER, Victor Witter, « Liminarité et communitas », dans Le phénomène rituel, Paris, PUF, 1990, p. 95-107.
Note : L'extrait cité dans le titre est issu de cette référence : Franck Michel, Désirs d’Ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, préface de Jean-Didier Urbain, Paris, Armand Colin (Coll. Chemins de traverse), 2000, p. 11.
(Source de l'image : URL : https://www.flickr.com/photos/lifestar/6132959519. Creative Commons (CC).)
- 1. Voir : Victor W. Turner, « Liminarité et communitas », dans Le phénomène rituel, Paris, PUF, 1990, p. 95-96.
- 2. Ibid., p. 95.
- 3. Tania Selena Jiménez, « La rencontre de l’autre en voyage », mémoire de maîtrise en communication, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2010, f. 8-9.
- 4. Victor Witter Turner, « Liminarité et communitas », op. cit., p. 97.
- 5. Idem.
- 6. Voir à cet effet : Tzvetan Todorov, « Typologie des relations à autrui », dans La conquête de l’Amérique : la question de l’autre, Paris, Éditions du Seuil (Coll. Points/Essais), 1982, p. 233-253.
- 7. Ibid., p. 233.
- 8. Voir : Tania Selena Jiménez, « La rencontre de l’autre en voyage », op. cit., f. 8.
- 9. Geneviève Barrett, « Une approche de l’empathie en situation de voyage : analyse d’un cas », mémoire de maîtrise en communication, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2002, f. 135.
- 10. Mircéa Eliade cité par Francis Affergan, Exotisme et altérité : essai sur les fondements d’une critique de l’anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1987, p. 61.
- 11. Nicolas Bouvier, « La clé des champs », dans Alain Borer et al., Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1992, p. 44.
- 12. Lucien Guirlinger, Voyages de philosophes et philosophies du voyage, Saint-Sébastien-sur-Loire, Pleins Feux, 1998, p. 12.
- 13. Franck Michel, Désirs d’Ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, op. cit., p. 14.
- 14. Jean-Didier Urbain, « Préface », dans Franck Michel, Désirs d’Ailleurs : essai d’anthropologie des voyages, op. cit., p. 5. Il souligne le dernier segment de la citation.
- 15. Idem.
- 16. Ibid., p. 7.